• Qu'est-ce-que le lien social ?

    La notion de lien social apparaît quand justement celui-ci fait problème. Comme l'écrit Pierre Bouvier : "Les appels à renouer le lien social sont un signe clair de son délitement". Ce sociologue constate que les deux termes "lien" et "social" apparaissent à priori redondants, mais que cette redondance même "induit une entité notionnelle spécifique".[i]

    On évoque les liens familiaux, conjugaux, amicaux, professionnels… circonscrits à la famille, au couple, aux réseaux d'amis, au milieu de travail. Le lien social, expression qui s'utilise essentiellement au singulier, renvoie de manière implicite à l'ensemble de la société.

    Le lien social n'est pas la sociabilité ; il transcende les relations interpersonnelles. Celles-ci s'établissent toujours dans un cadre, une scène, où les rôles sont à priori définis les uns par rapport aux autres, induisant  les conduites attendues qui permettent le fonctionnement de la vie sociale. Entre individus il y a toujours, en tiers, la culture et la société.  Les différents groupes ou milieux auxquels nous appartenons sont définis par un "ordre du monde", que nous intériorisons, et qui nous fournit en retour le socle sur lequel nous pouvons construire notre identité. Nos diverses inscriptions sociales, celles où nous rencontrons concrètement les autres, sont des médiations à des appartenances  "emboitées" plus vastes, plus larges, jusqu'à l'humanité entière. 

    Le lien social se construit autour de la difficulté d'exister d'une part, et de la nécessité d'organiser la vie sociale tout en tentant de maitriser la violence qui est toujours à l'œuvre dans toute relation humaine. 

    Le lien social s'ancre, au plus profond, sur la difficulté à exister éprouvée par les être humains, qui les conduisent à se couler dans la place qui lui est réservée dans le “déjà-là”. L'existence humaine est une tension entre le besoin d'autonomie et la peur d'exister. Le besoin d'autonomie génère la pensée, les projets, l'expression, la créativité  ;  il nourrit les contestations, les remises en cause,  il recrée et renouvelle le monde.

    La difficulté d'exister conduit à répudier son besoin d'autonomie et provoque une remise de soi à l'autre. On préferre renoncer à penser et à tenir pour acquis le monde tel qu'il est. Face à la difficulté d'exister, l'individu a besoin que le “social” lui dise qui il est et, en quelque sorte, pourquoi il est sur terre. Il a besoin d'être légitimé dans son existence par son assignation à une identité sociale qui comprend plusieurs facettes, relatives aux différents rôles qu'il doit endosser. 

    La relation à l'autre fait toujours problème, elle est toujours, plus ou moins, elle aussi, écartelée entre deux pôles contradictoires. Les hommes ont besoin les uns des autres, matériellement et moralement, affectivement. Ils ont besoin de toutes les ressources qu'ils peuvent mettent en commun, de les échanger, de la diversité de leurs compétences. Sur le plan symbolique, l'autre est mon semblable, et j'ai besoin de lui pour qu'il reconnaisse ma propre existence, ce qui implique que je reconnaisse également la sienne. Mais l'autre est aussi ma limite, il me renvoie à la finitude de mon existence, il est ce que je ne suis pas et ce que je ne pourrais jamais être, il me renvoie aux limites de mon existence. Ceci induit la tentation de “bouffer” l'autre et de le supprimer. Elle peut-être également de se l'asservir, parce qu'il rentre alors dans un jeu de reconnaissance que le dominant contrôle à son profit ; c'est ainsi une façon de "bouffer" l'autre, de le supprimer comme être autonome et concurrent. « Gagner » sur l'autre est peut-être une façon de rejeter l'angoisse qui nous taraude tous, en assurant sa propre expansion. L'autre est un concurrent identitaire, peut-être même avant d'être un concurrent pour les ressources matérielles. La relation humaine est toujours profondément ambivalente, entre le besoin que l'être humain a de l'autre, matériellement et affectivement, et la volonté de détruire ou d'absorber l'autre.

    Les sociétés tentent d'aménager cette contradiction entre les tendances des hommes à se lier les uns aux autres ou celles à exercer à l'égard d'autrui une violence parce qu'il représente, d'une manière ou d'une autre, une menace. Elles construisent des repères sociaux qui norment toutes nos existences, tant dans le quotidien que dans ses grands moments. Elle institue les droits et les devoirs et un système d'autorité légitime. L'organisation sociale canalise la violence mais ne la supprime pas. Particulièrement en période de crise, elle s'accomode du rejet sur l'étranger,  sur ses marges et ses périphéries, sur tout ce qui peut représenter la figure de 'l'autre”, de l'autre honni ou détesté, de l'autre qui incarne la différence radicale et prend la place du bouc émissaire. A l'intérieur de la société, la violence est canalisée dans des espaces qui permettent son expression, sans compromettre le fonctionnement social. Ces espaces d'expression de la violence, des rapports de force, peuvent en général s'exprimer à travers les divers lieux de compétition, compétition légitimée et encouragée comme devant le mieux servir l'intérêt commun, compétition devenue émulation, pour mieux servir l'intérêt public. Les échanges inégaux sont une autre forme de violence. Jusqu'à un certain point l'ordre social n'est jamais qu'une stabilisation des compromis issus des conflits et des rapports de force en présence.

    Le lien social s'établit autour d'un "contrat social", qui est un "compromis historique", un pacte, qui définit et légitime la place de chacun dans le monde et dans l'ordre social.

    Le lien social est une adhésion à un contrat implicite, basé sur des croyances communes et une vision du monde partagées, qui définit à l'individu son identité et sa place dans le monde et dans la société, requiert de lui sa contribution au fonctionnement social et l'assure, en retour, d'une rétribution, au sens large du terme, qui lui permette de vivre et l'assure d'une protection. Le lien social est avant tout intériorisation et adhésion.

    Il s'établit également autour d'un compromis partagé autour de défenses collectives contre l'angoisse et d'une institutionnalisation du rapport à l'autre ; déclinaisons des "nous", des identités collectives, et des "autres".

    Le lien social ne saurait se concevoir sans un imaginaire social, ce que l'on pourrait appeler le mythe dominant, qui donne cohérence et légitimité à l'ensemble. Un imaginaire social, c'est à dire une histoire, des croyances hiérarchisées, reliées les unes aux autres, d'où découlent un certain nombre de valeurs partagées.

    Le lien social s'appuie sur la vie sociale et ses productions, sur la structuration de l'espace, sur l'exercice des droits et devoirs, sur les institutions… Il repose également sur les échanges matériels et symboliques, échanges dont les modalités sont soigneusement codifiées dans toutes les cultures. Les échanges économiques doivent être aménagés dans le temps et ne sauraient s'enfermer dans des cycles courts. La dette est une expression du lien social, et elle lui est indispensable. La première dette, la dette fondamentale, c’est la dette générationnelle. La dette ne s’éteint pas, elle ne peut pas s’éteindre, elle ne peut être que transmise. La vie n’existe que par une succession, un enchevêtrement de dettes et de devoirs réciproques.

    Le compromis social intériorisé est toujours en travail, travaillé par la violence mal maitrisée, par son incapacité à tenir ses promesses, à créer l'adhésion suffisante pour que le fonctionnement social puisse se poursuivre sans avoir à changer les règles du jeu.

    Or le contrat social actuel  fait la part belle à la violence. Celle-ci s'exprime sous la forme d'une lutte des classes (à l'initiative des classes dominantes), exacerbe la violence à l'œuvre dans les échanges économiques, la justifie en survalorisant la compétition, et rejette ceux qui ne peuvent rester dans la course dans l'enfer de l'inexistence sociale, à laquelle l'idéologie dominante ne donne d'autres explications que celle de leur propre incompétence.

     

    [1] Pierre Bouvier, Le lien social, Gallimard, 2005, p 18 et 24


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